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Quand l’autonomie devient obligatoire

Dernière mise à jour le 2 juin 2015

Héloïse Durler, chargée d’enseignement à la HEP Vaud, vient de publier aux Presses universitaires de Rennes, un ouvrage au titre délicatement provocateur: "L’autonomie obligatoire". La jeune chercheuse s’interroge sur une notion à priori indiscutable – la valorisation du travail autonome en classe – et en souligne les risques, en particulier pour les enfants des classes sociales les moins favorisées.

Héloïse Durler a la plume aérienne et le goût de la nuance. Pas l’ombre d’une phrase-choc et point d’envolée lyrique dans son livre comme dans ses paroles, pourtant L’autonomie obligatoire secouera celles et ceux qui sont les plus attachés à une école donnant accès à tous les savoirs pour tous, et aux yeux desquels le meilleur chemin pour y parvenir consiste à susciter au maximum l’autonomie de l’élève.

Un mot qui revient sans cesse

Lorsque la sociologue de l’éducation entame son travail de doctorat, son idée est d’abord de travailler sur les difficultés d’apprentissage touchant les enfants de milieux défavorisés. Elle met donc en place les conditions d’une observation fine de leur environnement scolaire et familial, selon une approche de type ethnographique, afin d’analyser au plus près les caractéristiques du lien école-famille et leurs impacts sur les difficultés rencontrées en classe. «Au fur et à mesure de mes rencontres avec les enseignants, les élèves et les parents de l’établissement primaire genevois sur lequel j’avais concentré mon attention, explique Héloïse Durler, je me suis aperçue qu’un terme revenait sans cesse dans les discours, comme un leitmotiv, le mot autonomie. Je me suis alors décidée à réorienter mon enquête sur les pratiques pédagogiques mises en place dans le but de développer l’autonomie des élèves.»

Le leitmotiv n’est évidemment pas fortuit. Au fil des âges, la figure de l’élève idéal a évolué: on l’a d’abord voulu bien dressé, puis raisonnable, avant de le rêver autonome. Valeur désormais phare des normes éducatives, l’autonomie irradie également le monde du travail où l’initiative des collaborateurs en col blanc ou bleu est reconnue et saluée comme une force de mobilisation (et donc de productivité) plus efficace que l’allégeance pleine et entière à la hiérarchie. 

Ni liberté, ni émancipation, mais auto-contrainte

A première vue, on ne peut que se féliciter de cet engouement pour l’autonomie de l’individu, à l’intersection de valeurs démocratiques partagées. Mais il n’échappe pas au regard aiguisé de la chercheuse qu’autonomie n’est ni liberté, ni émancipation, mais plutôt une auto-contrainte qui se doit d’être parfaitement intégrée, construite sur une injonction, forcément paradoxale, que résume si bien le mot d’ordre: «Sois autonome!», ou mieux encore «sois plus autonome!»

Héloïse Durler s’est penchée sur le travail des enseignants aux prises avec cette injonction. Comment s’y prennent-ils concrètement pour mettre en place les dispositifs pédagogiques de l’autonomie qui doivent conduire les élèves à s’investir, à accomplir des tâches seuls, à  planifier, à gérer l’avancement de leur travail, à maîtriser ressources et raisonnement et même à s’auto-évaluer?

Des familles plombées face aux demandes de l’école

«C’est en examinant les modalités nécessaires à la mise en pratique des dispositifs, souligne l’auteure, que l’on en mesure les contradictions. Certes, les élèves sont encouragés à adopter des postures réflexives, indispensables dans le monde d’aujourd’hui, mais les enfants de milieux plus défavorisés sont davantage exposés à rencontrer de sérieuses difficultés, tout simplement parce que les pratiques pédagogiques axées sur l’autonomie font appel à des ressources qui ne sont pas toutes enseignées en classe».

Ce constat se vérifie par la sollicitation appuyée du milieu familial, puisque l’autonomie se construit sur la collaboration avec les parents. Dans le contexte de milieux favorisés, ce recours ne pose pas vraiment de problème, mais il plombe d’autres familles, très désemparées face à cette demande de l’école, parce que trop éloignées du mode scolaire de socialisation.

En examinant de près les risques d’inégalités liés à la valorisation du travail autonome dans la classe, l’auteure note: «Parce que cette valorisation de l’autonomie fait clairement appel à des ressources qui ne sont pas nécessairement enseignées à l’école - tels la maîtrise précoce de la lecture, un rapport au temps spécifique ou des formes d’expression de soi -, les enfants de milieux populaires, parfois les moins familiers des modalités de travail scolairement valorisées, se retrouvent aisément stigmatisés par l’injonction d’autonomie.»

Une injonction qui creuse les inégalités

Ainsi, au fil de son enquête, Héloïse Durler voit émerger une situation préoccupante à l’école primaire. La chercheuse cite cet enfant qui rentre chez lui, après l’école, et que ses parents interrogent peu sur sa journée. Son expérience quotidienne ne sera pas «pédagogisée» selon les formes scolairement valorisées. Cet enfant-là mettra évidemment plus de temps à construire une autonomie par la parole, à donner son avis, qu’un autre, très stimulé dans son environnement familial. Or, ce moins d’autonomie est souvent perçu dans le cadre scolaire comme un manque, comme un grave trouble.

Un tel diagnostic ne fait que creuser les inégalités que l’école est censée réduire. «Il y a ici, souligne Héloïse Durler, comme un point aveugle: l’enseignant n’a que de très bonnes intentions: il veut amener tous ses élèves au succès via cette autonomie qui s’appuie sur un enseignement individualisé, qui met l’enfant au cœur de l’action pédagogique, dans le respect de ses différences et de ses rythmes d’apprentissage, bref qui fait le maximum. Les élèves en déficit d’autonomie – qui sont forcément hors normes dans un système fondé tout entier sur cet idéal – incitent parfois l’enseignant à recourir à des réponses insatisfaisantes, comme faire la police, multiplier les ateliers, se désengager, s’épuiser...»

Déplacer son regard pour «libérer» l’autonomie

Pour l’auteure de L’autonomie obligatoire, il ne s’agit évidemment pas de préconiser un retour en arrière, mais de prendre conscience du paradoxe de l’injonction. Elle espère que son livre apportera une grille de lecture nouvelle aux enseignants: «Arrêtons de trop attendre des familles, parce que cette attente creuse des inégalités et, à l’heure où fleurissent un peu partout des dispositifs de soutien scolaire (répétiteurs, coachs, etc.) et où les parents ont de plus en plus à endosser un rôle d’auxiliaire pédagogique de l’enseignant, reposons-nous simplement la question de ce que nous pouvons faire en classe. Dans la promotion de l’autonomie scolaire, que les enseignants deviennent davantage conscients de leurs pratiques et de ce que leurs pratiques présupposent». Pour sortir de l’injonction de l’autonomie obligatoire, il suffit peut-être de déplacer son regard et de se réinterroger: «Que puis-je offrir à cet élève pour qu’il réalise son activité de façon autonome?» est une question à la force libératoire, qui libère tout à la fois l’autonomie, l’élève et l’enseignant d’une posture obligée.

Entretien tiré de Zoom

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