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Les Roméo et Juliette 2.0

Dernière mise à jour le 18 mars 2016

Une immersion sociologique dans le monde des adolescents: voici ce que propose Claire Balleys dans son dernier ouvrage «Grandir entre adolescents à l’école et sur Internet». Cette sociologue replace au coeur du débat l’importance des relations amicales et amoureuses entre adolescents dans leur quête d’identité et met en lumière le rôle que jouent les nouveaux médias dans leur stratégie de l’intime.

Durant une année, Claire Balleys a suivi les élèves de six classes d’établissements du secondaire I à Genève. Elle a ainsi conduit des entretiens collectifs, réalisé des observations participantes lors de camps scolaires, et analysé les pratiques et les échanges entre ces élèves de 12 à 16 ans sur leurs blogs.

Claire Balleys, les liens tissés entre adolescents constituent l’enjeu central de leur univers: pourquoi cela exactement?
Pendant notre enfance, il n’est pas rare que nos amis soient les enfants des amis de nos parents, nos voisins, nos collègues de classes. À l’adolescence et à l’entrée au secondaire I, les élèves ne se connaissent pas entre eux et viennent de quartiers différents. Les amis sont alors davantage choisis, et participent alors à la construction de l’identité et à une prise d’autonomie nouvelle pour les adolescents. Cette quête identitaire à travers les liens tissés est d’autant plus forte chez ces jeunes que la société les enjoint de plus en plus tôt à s’autoréaliser.

Ils ressentent donc le besoin, ou même le devoir, de se définir et de  se construire une identité qui soit reconnue par les autres. Auparavant, un grand nombre de composants identitaires étaient hérités et la reconnaissance par les pairs était le fruit d’une appartenance familiale, religieuse ou communautaire. Aujourd’hui, les jeunes doivent presque entièrement délimiter les contours de leur identité pour gagner cette reconnaissance sociale. Le processus d’individualisation qui est au cœur de notre société donne une plus grande liberté à chacun dans la définition de soi mais impose aussi de  se positionner en permanence par rapport au reste de la société. Les liens qu’ils tissent avec d’autres adolescents qu’ils ont choisis sont également essentiels pour leur développement personnel en ce qu’ils les aident à grandir. Construire des relations fortes hors du cercle familial représente pour eux une nouvelle forme d’autonomie qui les fait évoluer et se distancier de leur statut d’enfant, qu’ils cherchent à fuir.

Des expériences qu’ils relatent volontiers en ligne et qui apparaissent très romantiques et intenses…
Oui, les médias sociaux aujourd’hui, comme les blogs à l’époque de ma recherche, constituent des outils de valorisation de soi et des liens tissés avec les autres. Les outils évoluent mais la logique reste la même. Ce qu’ils dévoilent en ligne est soigneusement sélectionné: la mise  en scène de leur intimité est très réfléchie. Dans la mesure où les personnes avec qui ils choisissent d’être amis influencent la construction de leur identité, il est d’autant plus crucial de rendre publics ces liens d’amitié. D’où l’apparition très fréquente sur leur blog de récits d’expériences communes et surtout de déclarations d’amour ou d’amitié qui peuvent surprendre par leur intensité. Si ces dernières sont publiques et calculées, elles n’en sont pas moins sincères. Comme nous l’avons déjà dit, les amis remplacent dans une certaine mesure la famille en tant que référent identitaire, ce qui justifie quelque part l’intensité de ces relations.
Les adolescents communiquent presque exclusivement avec des gens qu’ils connaissent en ligne: ce qui se passe sur les réseaux sociaux n’est donc rien d’autre que le prolongement des relations sociales qui naissent dans le cadre scolaire. Ces dialogues «virtuels» sont donc basés sur des relations bien réelles, même si les échanges sont souvent plus intimes en ligne qu’en face-à-face. Ces derniers engendrent des dynamiques d’inclusion et d’exclusion, renégociées chaque jour en ligne.

Des dynamiques d’exclusion qui vont parfois jusqu’au harcèlement: quels sont les mécanismes qui génèrent de telles situations?
Cet ouvrage ne porte pas spécifiquement sur le harcèlement scolaire qui constitue un problème complexe: il faudrait dédier une étude entière à ce sujet pour en percer les mécanismes. Mais comme expliqué, le prestige social adolescent se gagne à travers des liens d’amitié tissés dans le cadre scolaire puis validés et cultivés sur les réseaux sociaux. Ainsi, d’après ce que j’ai pu observer, les élèves qui « ne parlent pas », qui sont trop discrets ou ne possèdent pas la capacité à s’exprimer en public, sont très souvent placés dans un état d’invisibilité dont il leur est difficile de s’extraire. Cependant, s’ils acceptent leur impopularité et ne cherchent pas à modifier leur position sociale, ils ne seront pas embêtés. En revanche, les individus qui tentent de changer leur situation sont souvent ceux qui finissent par subir un rejet collectif. En essayant de faire partie des «leaders», ils seront perçus comme des intrus et seront parfois victimes d’un rejet unanime. À ce moment-là, le retournement de situation devient difficile et parfois, la violence de l’exclusion constitue une forme de harcèlement.

L’orthographe des extraits de blogs présentés dans votre ouvrage est très… phonétique. Est-ce un peu inquiétant?
Oui et non. Lorsqu’ils dialoguent, sur leur blog, sur Facebook ou What’s app, les adolescents considèrent cela comme une conversation orale et ne sont pas dans un rapport à l’écrit. Ils écrivent donc comme ils parlent. Par ailleurs, le rejet du scolaire, à cet âge, est en général assez prégnant. Il est donc mal vu d’être un as de l’orthographe et ils préfèrent inventer leur propre langage. Ainsi, même s’ils savent écrire correctement, ils ne le feront pas lorsqu’ils dialoguent entre eux. Cependant, si certains élèves passent facilement d’un registre à l’autre, il est clair que pour d’autres l’exercice est moins évident et dans ce cas, le passage d’une orthographe à l’autre crée une confusion qui n’est pas sans effets.

À la fin de votre livre, vous nous enjoignez, en tant que parents, enseignants et éducateurs à quitter «nos habits de grands inquisiteurs» vis-à-vis des pratiques de sociabilité médiatisée des adolescents. Que voulez-vous dire?
Comme je l’ai dit plus haut, les relations entre pairs sont primordiales à l’adolescence et être en lien avec ses pairs passe aujourd’hui par les outils numériques de communication. Par conséquent, il n’est pas constructif d’aborder la thématique des médias sociaux uniquement en parlant des risques qui y sont liés. En effet, cela ne permet pas d’appréhender les pratiques adolescentes sur ces réseaux dans leur ensemble: non seulement nous passons ainsi à côté de toute la dimension sentimentale et relationnelle qui est au cœur de leur fonctionnement mais cela engendre, de plus, une peur néfaste. Sans nier que l’embrigadement ou les mauvaises rencontres constituent un risque (rendu très visible par la presse) sur les réseaux sociaux, cela ne représente qu’une petite minorité des échanges qui ont lieu sur ces médias. En effet, comme je l’ai déjà mentionné plus haut, les adolescents sont principalement intéressés à communiquer avec les personnes qu’ils connaissent déjà et passent une grande partie de leur temps en ligne à se déclarer leur flamme. Si ces comportements posent de réels problèmes d’ultraconnectivité qui doivent être adressés, il reste plus constructif d’adopter une posture bienveillante envers ces pratiques de communication en ligne si l’on souhaite que les jeunes s’adressent à nous avec confiance lorsqu’ils rencontrent un problème.

Entretien: Anouk Zbinden
Article paru dans le Zoom numéro 23 (Mars 2016)

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