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Une littérature pour sauver ce qui reste d’humain en nous

Dernière mise à jour le 13 juillet 2018

Avec «L’engagement littéraire à l’ère néolibérale», publié aux Presses Universitaires du Septentrion, Sonya Florey signe un essai passionnant qui peut se lire comme un roman. Elle y analyse en profondeur une littérature en train de se faire, très loin de la production de divertissement, sous les lumières crues du réel aliéné de l’homo laborans. Peut-on encore parler d’une littérature engagée? Oui, mais autrement.

José est un chômeur réinséré. Il a été engagé pour faire le chien à Eurodisney. Les consommateurs, petits et grands, se pressent autour de Pluto pour le tripoter, lui tirer la queue et parfois le pincer jusqu’au sang. José n’a pas le droit de dire un seul mot, mais signe 600 autographes par jour avec trois doigts et lutte pour ne pas s’évanouir devant ses fans, sous l’insupportable touffeur du déguisement. «Que José perde connaissance, c’est pourtant l’effet d’illusion recherché, mais par d’autres moyens. Maintenant que les camps de travail sont ouverts au public, les comédiens domestiques doivent suer sous leur seconde peau et se taire jusqu’à faire disparaître en eux la trace obscène du labeur. L’attraction moderne a sa loi: si tu veux abolir le prolétariat, donne-le en spectacle.»

Le travail,  un thème au cœur de la littérature

Ce bref extrait des «Petites natures mortes au travail» d’Yves Pagès, publié en 2007, donne la couleur d’une littérature contemporaine qui fleurit, telle une fougère vigoureuse et solitaire, à l’ombre de la postmodernité et du néolibéralisme.

Professeure formatrice à la HEP Vaud en didactique du français, Sonya Florey nourrit une passion pour cette littérature française d’aujourd’hui qui est le plus souvent ignorée par le monde académique. «Ce qui m’a frappée d’emblée en plongeant dans un grand nombre des romans dont nous sommes les contemporains, c’est la place centrale qu’y occupe le travail. J’ai donc focalisé ma recherche sur une quarantaine de fictions et sur la nature de l’engagement de leurs auteurs.»

Écrire pour ceux qui ont été privés de parole

Des intrigues qui se nouent au cœur de l’entreprise ou de l’usine ne sont évidemment pas une caractéristique propre au tournant du nouveau millénaire. Elles ont pour ascendantes directes les œuvres de la littérature prolétarienne, mais s’en distancient par leur finalité. Alors que les auteurs prolétariens de la première moitié du XXe siècle considèrent l’écriture comme un moyen de lutte et la littérature comme un combat, cette volonté de combattre, voire même de juger, est absente des préoccupations des écrivains actuels. Le Belge Didier Daeninckx, cité par Sonya Florey, écrit, en 1997 : «Je ne me considère pas comme un écrivain engagé. Remuer les gens, donner des directives, c’est totalement hors de mon propos. (…) Je me débats avec ce qui m’est arrivé, ce qui est arrivé aux miens et à tout un tas de gens qui ont été privés de parole».

La faillite du politique et la fin de l'utopie

Les enfants de Sartre, figure tutélaire de la littérature engagée, sont orphelins d’une utopie. Ce constat découle d’une évidence : notre ère néolibérale sacralise le « présentisme » et le triomphe du marché, considéré, depuis l’après-guerre et, plus encore, depuis la chute de l’URSS, comme la seule voie de salut capable d’offrir à l’homme postmoderne les clés de son accomplissement. Dès lors, si nous avons atteint en quelque sorte le meilleur des mondes possibles ou plutôt son simulacre, de quoi pourrait encore se nourrir l’utopie?

«La faillite du politique face à la pression toujours plus forte de l’économie et de la finance est aujourd’hui consommée, réalité qui tranche avec le monde d’essence fondamentalement politique qu’a connu Sartre. De plus, l’auteur des Mains sales évoquait un univers ouvrier qu’il ne connaissait pas et qu’il pouvait donc idéaliser à souhait, il évoluait dans un temps où la noblesse du livre ne s’était pas encore éteinte, où l’aura des intellectuels n’avait pas encore pâli», explique Sonya Florey. «Mais ce n’est pas tout. Du sens de la collectivité, on a évolué aujourd’hui vers un sens de la subjectivité qui ébranle la morale au point de l’évider de ce qui en fait le cœur: l’humain. Comme le souligne le sociologue polonais, Zygmunt Bauman, désormais «l’Autre est une source de sensations, pas de responsabilité.»

Écrivains et témoins solitaires

Dans ce contexte, la notion d’engagement exige d’être redéfinie, ce que fait Sonya Florey avec beaucoup de limpidité et de pertinence, à la lumière des récits de ces écrivains qui empoignent le tragique éclaté du réel en assumant le fait qu’ils ne le changeront pas.

Issus le plus souvent du monde de l’usine ou de l’entreprise, ces auteurs sont des témoins solitaires. Ils montrent sans désir de démontrer. «Cette nouvelle littérature est très critique par ce qu’elle raconte, mais aussi par le fait qu’elle n’esquisse aucune voie de secours, pas le moindre recours à un autre monde possible. Toute transcendance est évacuée au profit d’une figuration du réel centrée sur l’aliénation de l’ouvrier et de l’employé, mais aussi de ceux qui les dirigent.» «L’un des traits les plus significatifs de cette littérature concerne les personnages, poursuit Sonya Florey, des personnages qui, du bas au haut de l’échelle, semblent gouvernés sans distinction par un système implacable, articulé tout entier sur les mécanismes du profit. Loin d’une lutte des classes, on en revient néanmoins à Marx, dans sa critique du capitalisme, stigmatisant l’aliénation du travail qui dépossède l’individu de lui-même».

Le discours comme contre-pouvoir

Mais nos écrivains, on l'a dit, ne rêvent pas de faire la révolution. Pour eux, l’urgence est ailleurs. Face à une idéologie néolibérale qui a évacué de facto et avec aisance la dimension humaine, réduisant l’homme à une force de production, à un objet, les écrivains se recentrent sur l’individu, un individu pris au piège, mais auquel l’écriture redonne son statut initial de sujet. Sauver ce qu’il y a d’humain en nous, c’est ce que peut faire aujourd’hui la littérature, lieu d’élaboration d’un discours qui s’affirme, seul et à lui seul, comme un contre-pouvoir. 

L’actualité ne donne hélas pas tort à la littérature qui a souvent une longueur d'avance. Dix ans avant la vague de suicides qui frappe France Telecom – une cinquantaine de salariés mettront fin à leurs jours entre 2008 et 2010 -, Thierry Beinstingel publie «Central», un roman qui parle de la déshumanisation à l'oeuvre dans cette grande entreprise. Retour à la réalité: au début des années 2000, les employés sont priés, dans le cadre d’une enquête interne, de se définir par une série de verbes à l’infinitif… Cette disparition du «je»  montre jusqu’à quel point le sujet est subversif dans un système où tout, objets et sujets confondus, s’instrumentalise. Suite au 23e suicide survenu dans la seule année 2010, le nouveau PDG de France Telecom ne déclare-t-il pas au Figaro : «Il faut renforcer les nouveaux outils de surveillance du personnel fragilisé»?

Des lecteurs face au vide moral

«L’engagement, dit Sonya Florey, est désormais une sorte de forme résiduelle. En proposant un renversement de l’humain-objet en humain-sujet, les auteurs révèlent, dans toute sa violence, ce que produit réellement l’idéologie dominante». Au sein d’un espace globalisé, où progressivement à peu près tout s’homogénéise, la littérature organise le soulèvement de la parole singulière. En ne posant aucun jugement sur la déroute dont ils témoignent, les écrivains en éclairent le vide moral et y abandonnent leurs lecteurs. Pour s’en convaincre, retour sur les dernières lignes d’une autre Petite nature morte d’Yves Pagès: «À sa sortie d’hôpital, Pierre s’aperçut qu’on l’avait déjà remplacé par un apprenti. On ne le trouvait pas assez fiable. Pour les tâches musculaires, le convalescent aurait sans doute eu autant d’abattage qu’avant, mais selon le restaurateur, «il n’avait plus les tripes de se défoncer aux fourneaux, ni le cœur à l’ouvrage, ni la tête à ça…» C’était un cas de licenciement anatomique ; désormais il lui manquait quelques organes pour accomplir sa fonction. Pierre se sentait comme un poulet vidé en sa carcasse, bref, «démotivé en profondeur» conclut l’ancien patron sur le formulaire d’inspection du travail.»

Mais en laissant ce vide moral béant, les «écrivains langagés», comme se définissait lui-même Prévert, ouvrent à ceux qui les lisent un espace d’interrogation critique, une plage blanche de liberté et donc de résistance à réinvestir. Un engagement qui, en somme, n’engage à rien sinon à s’engager…

Au terme de son ouvrage, Sonya Florey cite l’écrivain François Bon, que Kafka - si présent en filigrane de ce début du XXIe siècle – ne désavouerait pas: «Il n’y a plus d’utopie, il y a encore une responsabilité, elle est de langue, d’art et de vertige».

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